EPILOGUE

 

Après vingt années de luttes incessantes pour s’assurer le pouvoir, Hatchepsout sombra dans l’oisiveté et le désarroi le plus complet. « Que n’ai-je pas moi aussi succombé sous les coups de l’assassin de Senmout », pensait-elle.

Un jour la porte de sa chambre s’ouvrit brusquement. Son beau-fils pénétra dans la pièce, en repoussant le garde qui tentait faiblement de protester. Touthmôsis embaumait les huiles parfumées, les yeux cernés de khôl. Il portait sur la tête les symboles du pouvoir, le cobra et le vautour. Il s’approcha de la couche d’Hatchepsout, et, les poings sur les hanches, brisa le silence.

— Il fait froid ici, dit-il. Où sont vos servantes ?

— Vous savez fort bien qu’il ne m’en reste qu’une seule pour la nuit, et deux le jour. Vous avez poussé la cruauté jusqu’à renvoyer mes scribes et ma fidèle Nofret. Que désirez-vous ?

— Vous parler de Qadesh. Vous dormiez ?

— Oui, presque. Alors, vous voulez savoir ce que je pense de Qadesh ? ajouta-t-elle sur un ton caustique.

— Non, mais l’ambassadeur de Qadesh et sa suite sont fort en colère et viennent de décider de repartir demain. Je ne le tolérerai pas.

— C’est la guerre ?

— La guerre.

— C’est de la folie. Ne vous suffit-il pas de savoir nos frontières bien défendues et notre pays en paix ? Ne pouvez-vous donc vous satisfaire de quelques expéditions pour vous approvisionner en esclaves ou bien de quelques intimidations judicieuses ?

— Non. Il est grand temps que nos ennemis comprennent que l’Égypte est le centre du monde. Je vais bâtir un empire dont les hommes parleront jusqu’à la fin des temps. Après tout, c’est vous qui avez fait de moi un soldat.

— C’est vrai, mais pour commander sous mes ordres et vous conformer à mes désirs. Rien de ce que vous entreprenez, fier Touthmôsis, ne pourra jamais faire oublier que vous m’avez enlevé le trône !

Il se pencha soudain sur elle, les yeux flamboyant de colère.

— Ne me parlez surtout pas de trahison, usurpatrice ! C’est ma couronne que vous avez portée pendant vingt longues années. Mais aujourd’hui, c’est moi le plus fort et j’ai enfin repris ce que mon père m’avait légué à sa mort. J’ai mené vos troupes au Réténou, en Nubie. J’ai pris Gaza avec ma puissante armée pour la remettre en votre pouvoir ; mais à présent, je suis le seul à pouvoir décider des guerres à entreprendre. Je suis le pharaon !

Ils se regardèrent un long moment, se retenant de proférer les paroles fielleuses qu’ils avaient au bord des lèvres, mais Hatchepsout se redressa et lui caressa la joue. Touthmôsis lui sourit et s’assit sur sa couche.

— Combien de fois encore allons-nous répéter les mêmes choses ? dit-elle, et toujours tout recommencer depuis le début. Je suis lasse de ce genre de querelles. Ce soir j’ai quitté la fête parce que ma fille, votre épouse sans cervelle, a refusé de me parler. À moi ! Déesse des Deux Terres ! Ah ! Que Néféroura n’est-elle encore en vie !

— Elle est morte ! répliqua brutalement Touthmôsis. (Il y eut un instant de silence.) Pour ce qui est de Qadesh, reprit-il, j’ai l’intention de mener une campagne de grande envergure dans un proche avenir. Je resterai absent d’Égypte pendant de longs mois…

— Et qui gouvernera à votre place pendant tout ce temps ? lui demanda Hatchepsout en profitant d’une seconde d’hésitation. Votre femme, cette tête de linotte ?

— Les conseillers capables et loyaux ne manquent pas à Thèbes, répondit calmement Touthmôsis. Mais il est une chose dont je puis vous assurer, ma chère belle-mère, vous ne toucherez pas un instant aux rênes du gouvernement. Vous m’avez bien compris ?

— Parfaitement. Pourtant, qui serait mieux placé que moi pour prendre la direction du pays ?

— Vous me compliquez sérieusement la vie ! Je ne peux pas vous emmener avec moi, je ne peux pas non plus vous laisser ici, sachant qu’à mon retour je vous retrouverai une fois de plus sur le trône, tous mes ministres remerciés. Abandonnez, Hatchepsout ! (Il lui serra le bras, puis se tut, penché sur sa couche.) Vous avez vécu comme aucune reine ne l’a fait avant vous. Vous avez pu mesurer votre puissance, vous avez goûté aux plaisirs divins, et vous n’êtes toujours pas rassasiée… Je vois bien dans vos yeux votre espoir le plus cher : que je parte pour que tout redevienne comme avant. Mais ce temps ne reviendra jamais. Senmout le traître est mort ; il n’y a plus personne pour vous aider à gouverner ce royaume qui n’a jamais été le vôtre. Plus personne pour vos sombres complots et vos subtiles machinations.

Hatchepsout dégagea son bras et lui frappa la bouche.

— J’aurais dû te supprimer quand j’en ai eu l’occasion ! siffla-t-elle. Il aurait été tellement simple de le faire quand tu étais petit. Les prêtres et mes ministres auraient fermé les yeux. Mais non ! J’ai choisi de te laisser la vie ! Le bon Senmout a choisi aussi de te laisser la vie sauve ! Prends garde, Touthmôsis. La vieille reine des abeilles peut encore piquer !

— Pas de menaces, je vous en prie, répondit Touthmôsis en se frottant la lèvre. Vous êtes mal placée pour agir de la sorte envers moi et une telle témérité ne peut vous conduire qu’à la mort. N’oubliez pas que vous êtes en mon pouvoir et que la gloire de l’Égypte passe avant tout, y compris vous. Si votre mort est indispensable à son salut, et bien vous mourrez, ne vous faites aucune illusion à ce sujet. Vous me compliquez la tâche, Hatchepsout, et contrairement à mon habitude, je ne parviens pas à me décider. À vrai dire, cela fait maintenant quatre ans que votre vie ne tient qu’à un fil, et j’ai chaque fois reculé devant l’irréparable. Ne me demandez pas pourquoi, je n’en sais rien moi-même.

— Moi je le sais, dit Hatchepsout à voix basse. Vous avez une dette envers moi. Étant jeune, vous m’avez aimée comme on aime la première fois, aveuglément, passionnément et avec la plus grande sincérité. Et comme tous les jeunes gens, votre flamme s’est vite éteinte, mais son souvenir brûle encore en vous. (Hatchepsout haussa les épaules d’un air résigné.) Oublie tout cela, Touthmôsis, et fais ce que tu veux. Je suis prête.

Une faible lueur grise commença à pointer, révélant les traits tirés de Touthmôsis. Lui non plus n’avait pas dormi de la nuit. Ils regardèrent ensemble, sans mot dire, un nouveau jour se lever doucement, dans l’impressionnant silence de l’aube.

Puis Hatchepsout, les mains jointes et immobiles sous la merveilleuse fourrure, parla calmement, sans la moindre trace d’émotion.

— Voici le matin, dit-elle. Le grand prêtre va bientôt arriver ; peut-être est-il déjà en route avec ses acolytes. Ils se mettront tous devant la porte, le porteur des éventails royaux, le gardien du Sceau royal et le chef des hérauts et… ils sont nombreux, n’est-ce pas ? Ils entonneront l’Hymne au dieu : « Salut à toi, immortelle incarnation, toi qui te lèves à l’horizon de l’orient comme Râ-Harakhty ! Salut à toi, qui donnes la vie, seigneur de l’éternité ! » Quel effet cela te fait-il, Touthmôsis, de savoir que tu n’es pas digne de leur prière ? Quel effet cela te fait-il de savoir que je suis l’unique et l’authentique incarnation du dieu, choisie par ses soins avant ma naissance ? C’est lui qui m’a donné le nom que je porte, ainsi que la couronne, longtemps avant que tu ne contemples de tes pauvres yeux la misérable petite danseuse qu’est ta mère. C’est bien la seule chose au monde qui importe, n’est-ce pas ? Tu as cruellement assassiné Senmout, et tu peux encore m’empoisonner silencieusement, mais tu ne pourras jamais rien changer à mes origines divines ! Jamais ! Tu pourras faire disparaître mon nom, détruire mes archives, mais les burins des tailleurs de pierre n’effaceront jamais ta propre indignité. Allez, pars à présent. Va recevoir les hommages des prêtres. Va faire tes guerres. Je suis lasse à en mourir. Pars !

Touthmôsis se dirigea vers les portes et les ouvrit violemment.

— Vous êtes une femme extraordinaire, Hatchepsout, extraordinaire ! s’écria-t-il. Toujours aussi belle et cruelle encore. Vous voyez comme je me répète ! Vous m’avez prodigieusement irrité ! (Il franchit la porte, en bombant le torse.) Vous n’avez donc peur de rien ? ajouta-t-il avant de disparaître.

Hatchepsout se mit à rire, en s’étirant sous la douce fourrure, sans la moindre envie de se lever. Lorsque Mériré entra, elle ressentit comme chaque matin la même répulsion pour cette petite espionne disgracieuse au regard de fouine. « Qu’il est loin le temps où Nofret me saluait en souriant, me baignait et s’appliquait à répondre à mes questions ! » pensa-t-elle, en proie au désespoir le plus profond.

— Je déjeunerai au lit ce matin, fit-elle savoir à Mériré. Envoie des esclaves avec des fruits et du lait ; puis tu reviendras me préparer un bain.

À peine eut-elle franchi le pas de la porte qu’Hatchepsout poussa une exclamation de dégoût, et ferma les yeux. « Quand je pense que c’est peut-être le dernier visage que je verrai avant de mourir ! » soupira-t-elle.

Elle somnola quelques instants jusqu’à l’arrivée du sous-majordome de Touthmôsis, suivi de près par les esclaves.

— Comment le pharaon se sent-il ce matin ? lui demanda-t-elle.

— Le pharaon va très bien, répondit-il sans un sourire. Il est occupé à répondre aux dépêches.

Pourquoi ne sourit-il pas, se demanda-t-elle en buvant une gorgée de lait avant d’éplucher une orange. Il n’a pourtant jamais manqué de le faire jusqu’à présent. Mais que se passe-t-il donc aujourd’hui ?

— Fait-il beau ? s’enquit-elle à voix haute.

— Très beau.

— Comment se porte mon petit-fils ?

— Le prince Aménophis va très bien également. Il est allé pour la première fois à l’école hier.

— Vraiment ? (Le ton enjoué d’Hatchepsout ne laissait rien paraître de ses véritables sentiments. En fait, elle n’avait presque jamais eu l’occasion de voir l’enfant depuis sa naissance ; Touthmôsis avait pris soin de l’éloigner de peur qu’il ne s’attache trop à elle.) C’est une bonne chose qu’il commence à s’instruire aussi jeune.

Le majordome attendait debout, l’air embarrassé, les yeux baissés, les mains derrière le dos. Hatchepsout poussa un soupir et le congédia.

— Vous ne me demandez pas si j’aurai besoin de quelque chose aujourd’hui ? lui fit-elle remarquer.

Le jeune homme revint sur ses pas, rougissant de honte. Mais Hatchepsout ne parvint pas à découvrir la vraie raison de sa gêne manifeste.

— Pardonnez-moi, Majesté, c’est un oubli de ma part.

— Mauvais présage pour ma journée, dit-elle gaiement.

— Veuillez accepter mes humbles excuses pour avoir gâché votre journée, Majesté, lui dit-il sur un ton angoissé.

Hatchepsout mordit à pleines dents dans l’orange, buvant le jus avec avidité.

— Ce n’est pas vous qui allez me gâcher ma journée, mon ami, c’est le pharaon. N’ai-je pas raison ? lui demanda-t-elle en lui jetant un regard perçant.

Le jeune homme perdit son sang-froid, et après s’être incliné devant Hatchepsout, il tomba à genoux auprès de sa couche pour lui baiser la main ; après quoi il s’enfuit précipitamment.

Hatchepsout, pétrifiée, laissa glisser l’orange sur le lit.

C’était donc pour aujourd’hui. Malgré les longues nuits consacrées à se préparer à une mort prochaine, Hatchepsout se rendit compte qu’elle n’était pas encore prête. Elle ne le serait jamais. Elle se leva et se précipita dans l’antichambre pour y prendre son petit coffre en ivoire, et se mit à en extraire délicatement et amoureusement tout ce qu’il contenait. Elle caressa tendrement la petite plume d’autruche que lui avait offerte Néféroura pour la nouvelle année ; elle déroula la lettre que lui avait envoyée Senmout en partant pour le Pount, mais elle n’eut pas la force de la relire, et elle la reposa. C’est alors qu’elle découvrit, enfouie sous les fleurs séchées, les rubans et tous ces petits bibelots évocateurs de tendres souvenirs, la grosse bague en or que portait Wadjmose le jour de sa mort. Elle la glissa à son pouce. Wadjmose, ce frère qu’elle n’avait jamais vu… Puis, elle ôta solennellement l’anneau et le rangea dans le coffret qu’elle referma en entendant Mériré frapper à la porte.

Hatchepsout eut envie de mettre une dernière fois le pagne court qu’elle aimait tant. Elle repoussa la longue tunique que lui proposait Mériré et lui ordonna de lui apporter les vêtements qu’elle portait autrefois ; ils se trouvaient toujours dans le grand coffre où Nofret les avait soigneusement pliés et rangés. Hatchepsout en prit un et s’en ceignit les reins ; elle agrafa la lourde ceinture d’argent et mit son casque de cuir jaune. Mériré lui passa au cou le collier d’électrum rehaussé d’améthyste et de jaspe, puis tout en chaussant ses bottes en cuir blanc, Hatchepsout l’envoya faire préparer son char.

Mériré se rendit directement chez le grand majordome de Touthmôsis avant d’aller prévenir Per-hor, le nouveau charrier d’Hatchepsout. Le pharaon devait être averti des moindres faits et gestes de sa prisonnière, a fortiori lorsqu’elle modifiait ses habitudes en décidant de conduire son char le matin plutôt que l’après-midi.

Le grand majordome fit parvenir un message à Touthmôsis qui bivouaquait aux abords de la ville.

— Elle sait, murmura-t-il après avoir pris connaissance de la dépêche.

— Vous désirez, Majesté ? dit le messager.

Mais Touthmôsis se contenta de demander davantage de vin. Il n’en avait plus pour longtemps à attendre et pourrait se mettre en marche avec ses troupes le lendemain matin. Le lendemain…

Per-hor l’attendait sur le circuit, juché sur le char doré. Il descendit en la voyant arriver et lui tendit les rênes des chevaux piaffants.

— Reste derrière moi, aujourd’hui, Per-hor, lui demanda-t-elle en enfilant ses gants. Nous allons faire un tour dans le désert.

Les chevaux s’ébrouèrent et partirent au trot.

— Le pharaon ne va pas être content, Majesté, lui cria-t-il à l’oreille, en se retenant pour ne pas perdre l’équilibre.

Elle se retourna rapidement pour lui sourire, fouettant légèrement ses chevaux.

— Peu m’importe ! répondit-elle.

Ils prirent au grand galop la route du fleuve, puis longèrent les falaises jusqu'au désert. Elle cingla ses chevaux toute la matinée, parcourant sans répit les grandes étendues sauvages, le visage fouetté par le vent et le sable pénétrant Per-hor se retenait fermement au char, émerveillé par ce déploiement de force soudaine contrastant singulièrement avec le calme, la nonchalance et la réserve auxquels Hatchepsout l’avait habitué depuis trois ans. Il était en train de se demander comment mettre un terme à cette course éperdue lorsqu’elle emprunta enfin le défilé conduisant au fleuve et à leur salut… Il ferma les yeux et prononça une rapide prière de remerciement.

Les chevaux arrivèrent aux baraquements militaires, fumants et écumants. Per-hor sauta le premier du char pour aider Hatchepsout à en descendre, mais elle resta un long moment immobile à contempler le paysage qui s’étendait devant elle jusqu’au fleuve. Au moment où elle lui donna la main pour sauter à terre, il s’aperçut qu’elle avait pleuré et que des larmes sillonnaient ses joues couvertes de sable.

— Va te changer, Per-hor, lui ordonna-t-elle. Et présente-toi à mes appartements dès que tu seras prêt.

Il s’inclina, puis s’éloigna, intrigué par cette requête inhabituelle.

Hatchepsout regagna le silence et la fraîcheur de ses appartements. Elle se débarrassa négligemment de son casque, de son pagne et de ses bijoux qu’elle jeta sur sa couche et, sans appeler Mériré, elle se lava à grande eau. Son splendide corps doré ruisselait encore lorsqu’elle quitta la salle de bains pour gagner sa chambre. Puis, elle ouvrit toutes ses malles et choisit quelques vêtements avec le plus grand soin : un long pagne bleu tissé de fils d’or, une ceinture tressée d’or et d’argent, de lourds bracelets d’or massif, des sandales dorées, une petite couronne d’or ornée de plumes et un large pectoral incrusté de turquoises.

Elle appela alors Mériré et s’installa devant son miroir de cuivre tandis que l’esclave préparait les petits pots de fards.

— Maquille-moi soigneusement, dit Hatchepsout. Prends le bleu pour mes yeux et mélange-le avec de la poudre d’or. Prolonge bien la ligne de khôl jusqu’aux tempes.

La main légère de Mériré s’activa promptement sur le visage d’Hatchepsout qui la regardait faire, impassible.

Mériré lui lissa les cheveux et Hatchepsout posa la petite couronne sur sa tête, juste au-dessus des sourcils.

— Cela suffit, dit-elle en reposant le miroir. Va dire au grand majordome que je suis prête.

— Je ne comprends pas, répondit Mériré sur un ton hésitant.

— Mais il comprendra très bien, lui. Dépêche-toi, je suis impatiente de le voir arriver.

Hatchepsout quitta sa chambre et se rendit sur sa petite terrasse inondée de soleil. Elle entendit Per-hor entrer doucement dans la pièce et elle lui demanda de lui apporter un siège.

Elle s’installa face au fleuve et aux collines qui s’élevaient derrière les jardins.

— Râ commence à décliner…, dit-elle.

Per-hor hocha la tête sans un mot, accoudé au balcon. Ils restèrent un long moment sans parler, dans un silence empreint de tendresse, Per-hor, impatient de savoir pour quelle raison elle l’avait fait venir, et Hatchepsout jouissant avec avidité des derniers rayons de soleil, tout en sentant s’évanouir peu à peu ce qui la rattachait à la vie.

Lorsque le grand majordome se présenta sur le balcon, un plateau d’argent dans les mains, elle le regarda avec inquiétude et surprise.

— Votre vin du soir, dit-il en déposant le plateau sur le sol, à côté d’elle.

Per-hor sortit de sa rêverie et s’écria :

— Mais Majesté, vous ne prenez jamais de vin avant le dîner ! Je le sais bien ! ajouta-t-il précipitamment, en regardant tour à tour la coupe d’argent et le visage impénétrable du grand majordome. Mais en croisant le regard d’Hatchepsout il comprit ce qui se passait.

— C’est pour aujourd’hui, Per-hor, dit-elle tranquillement. Vous pouvez vous retirer, majordome.

— Je regrette, Majesté, répondit-il l’air embarrassé, mais le pharaon m’a ordonné de ne pas vous laisser seule.

Per-hor s’avança vers l’homme d’un air menaçant, mais Hatchepsout l’arrêta d’un geste, sans paraître autrement étonnée d’une telle réponse.

— Touthmôsis a encore peur que je lui échappe pour reprendre le pouvoir ! s’exclama-t-elle en riant. Pauvre Touthmôsis ! Il est toujours aussi peu sûr de lui ! Mais majordome, je vous prie instamment de vous retirer et d’attendre dans le couloir. Ne craignez rien, je ne risque pas de m’enfuir en sautant par-dessus le balcon !

Le majordome blêmit puis tourna les talons et sortit de la chambre en fermant la porte à clé derrière lui.

Per-hor s’agenouilla aux pieds d’Hatchepsout qui lui prit les mains.

— Ne buvez pas, Majesté, la supplia-t-il. Attendez encore ; la roue de la fortune peut encore tourner !

Elle secoua tristement la tête, se penchant pour déposer un baiser sur ses cheveux noirs.

— Elle tourne beaucoup trop vite, dit-elle. Le sort m’a trop longtemps favorisée pour m’être de nouveau propice. Allons, va me chercher mon luth.

Le jeune homme se releva et revint avec le luth.

— Te rappelles-tu la chanson qu’il me chantait au bord du lac ? (Per-hor secoua la tête.) Mais bien sûr, reprit-elle en souriant, comment pourrais-tu t’en souvenir ?

Ses doigts trouvèrent les accords et, les yeux perdus vers l’horizon embrasé, Hatchepsout se mit à chanter doucement.

 

« Il y a sept jours que je n’ai vu ma bien-aimée.

Et le mal d’amour s’est emparé de moi,

Mon corps m’est devenu lourd et étranger.

Il n’est aucun remède pour soulager mon cœur,

Et les magiciens ne me sont d’aucun secours.

Personne ne sait de quoi je souffre.

Seule ma bien-aimée pourrait me guérir,

Elle vaut mieux pour moi que tous les remèdes.

Je recouvre la santé du seul fait de la contempler.

Elle me regarde et mon corps est à nouveau léger ;

Elle parle et me redonne force ;

Et quand je l’embrasse… quand je l’embrasse… »

 

Sa voix faiblit puis se brisa. Incapable de terminer le chant, elle posa le luth et saisit la coupe pour la porter à ses lèvres. Per-hor, assis devant elle, détourna la tête. Hatchepsout vida la coupe d’un trait, détectant par-delà la fraîcheur capiteuse du vin un soupçon d’amertume, puis la reposa avec un profond soupir.

— Prends ma main, Per-hor, dit-elle, et ne la lâche pas.

Il la prit et la serra avec désespoir.

— Béni sois-tu, fils d’Égypte, murmura-t-elle. Senmout, Senmout, où es-tu ? Je viens te rejoindre…

Per-hor ne relâcha pas son étreinte en sentant la fine main trembler. Il l’entendit encore murmurer quelque chose, et demeura longtemps sur le balcon, dans le soleil couchant. Lorsque la brise du soir se leva, saisissant légèrement le pagne d’Hatchepsout, il tenta de se relever, mais ses muscles refusaient de lui obéir. Il resta assis, la main glacée de la Dame du Nil contre son visage, alors qu’un dernier rayon de soleil faisait étinceler ses bijoux.